L’harmonisation des sonneries au XIXe siècle

harmonisation

La cathédrale de Lausanne, le temple St Etienne de Moudon, l’abbatiale de Payerne… leurs sonneries semblent figées depuis l’aube des temps. Et pourtant, il y a tout juste un siècle, ces clochers – à l’image de beaucoup  d’autres églises vaudoises – égrenaient une tout autre mélodie. A la base de ces projets: Auguste Thybaud, auto-proclamé « accordeur de cloches ».

CathédraleLa particularité de ces travaux de Thybaud, c’est qu’ils ont consisté essentiellement en une correction des cloches historiques (procédé de birinage effectué aux Ateliers de Constructions Mécaniques de Vevey) et dans l’échange entre différents clochers. Rien à voir avec l’hécatombe campanaire dans nombre de villes alémaniques, qui ont remplacé sans vergogne leurs cloches historiques par des sonneries modernes. Zurich, la ville au 38 bourdons (cloches en octave 2), ne possède plus qu’une seule sonnerie 100% historique intacte (ancienne église d’Albisrieden). Si les 7 cloches de la cathédrale de Lausanne forment aujourd’hui un accord de type « salve regina », le vénérable clocher ne renfermait jusqu’en 1898 que 5 cloches, sur un motif nettement moins classique. Quant à l’église St François, elle possédait déjà 4 cloches, mais toutes différentes de celles que nous connaissons aujourd’hui. Les tableaux ci-dessous vous permettent de vous faire une idée de l’immense chantier mené en 1898 dans les clochers lausannois. Les cloches sont désignées par des lettres (A à M), vous permettant ainsi de suivre leur périple.

Cathédrale
Aujourd’hui
A) lab2 B) do3 F) mib3 G) >fa3< H) lab3 I) >sib3< E) do4
Avant 1898
A) lab2 B) do3 C) do3 D) ré3  E) do#4
St François
Aujourd’hui C) do3 D) mib3 J) >lab3< K) >sib3<
Avant 1898 L) [do#3] F) mi3 H)sib3 M) si3
Les cloches:
A) Marie-Madeleine, lab2, Franz Sermund, 1583, cathédrale
B) Clémence, do3, 1518, cathédrale
C) Cloche de midi, do3, 1726, cathédrale -> St François
D) Cloche des heures, ré3 -> mib3, Jean Richenet, 1674, cathédrale -> St François
E) Couvre-feu, do#4 -> do4, fin 13e- début 14e siècle, cathédrale
F) Lombarde, mi3 -> mib3, 1490, St François -> cathédrale
G) >Grande Centenaire, fa3, Jules Robert, 1898, cathédrale<
H) François, sib3 (bas) -> lab3, Isaac Jacquier, 1666, St François -> cathédrale
I) >Petite Centenaire, sib3, Jules Robert, 1898, cathédrale<
J) >lab3, Paintandre frères, 1898, St François<
K) >sib3, Paintandre frères, 1898, St François<
L) [Rose, do#3, 1508, St François -> Mont-la-Ville, fêlée durant le trajet (perdue)]
M) si3, Jean-Baptiste Pitton, 1810, St François -> Romainmôtier (existe toujours)

Légende: 
Cloche non corrigée dans son clocher d'origine 
Cloche corrigée 
Cloche déplacée 
Cloche déplacée et corrigée 
[Cloche perdue] 
>Cloche neuve<

^ ^ L’actuelle sonnerie de la cathédrale de Lausanne
v v reconstitution de l’ancienne sonnerie

Ce vaste chantier n’a pas été mené à bien sans certaines résistances. Les arguments – essentiellement financiers – des opposants ne trouvèrent grâce aux yeux du Conseil Communal de Lausanne, qui accepta la dépense devisée à 10’000 francs, financée par la Société de Développement. L’essai de la nouvelle sonnerie de la cathédrale eut lieu le 24 juin 1898 à 22h. Si l’enthousiasme fut généralement de mise, les adversaires de la première heure ne décoléraient pas. Selon La Tribune du lendemain, le test n’était guère probant et « les 10’000 francs versés dans la sacoche de M. Thybaud » auraient pu être « plus utilement employés ».

^ ^ L’actuelle sonnerie de l’église St François de Lausanne
v v reconstitution de l’ancienne sonnerie

Thybaud Orsonnens Liberté 21 septembre 1898Mais qui était au fait Auguste Thybaud ? Cet instituteur et musicien, originaire de Concise (VD), fut condamné quelques années plus tôt pour escroquerie, un chef d’accusation qui lui valut de séjourner en prison. La méfiance à l’égard de notre accordeur de cloches semble remonte à cette époque. Ses méthodes de prospection cavalières lui ont en outre valu quelquefois l’hostilité de ses interlocuteurs (cliquez ci-contre sur l’article paru dans la Liberté du 21 septembre 1898) En 1898, Thybaud racontait devant les membres de l’Association pour la Restauration de la Cathédrale St Pierre de Genève, que l’idée de corriger les cloches lui était venue après avoir assisté au burinage de timbres d’automates à musique dans les usines Paillard de Ste Croix. S’en sont suivis des essais sur diverses clochettes. Son premier test grandeur nature, Thybaud affirme l’avoir effectué à Prez-vers-Noréaz en 1873, alors que 4 nouvelles cloches venaient d’être livrées par Treboux de Vevey. La ligne nominale lab2 do3 mi3 sol3 do4 (gamme de lab majeur avec altération sur le mib) fut ainsi corrigée en lab2 do3 mib3 lab3 do4 (gamme de lab majeur), sur les conseils de Thybaud, appelé pour expertiser la sonnerie.

^ ^ L’actuelle sonnerie de l’église St Jean-Baptiste de Prez-vers-Noréaz
v v reconstitution de l’ancienne sonnerie

Si les clochers lausannois furent incontestablement le chantier le plus important et le plus complexe mené à bien par Auguste Thybaud, l’infatigable accordeur de cloches eut l’occasion de dispenser ses conseils dans nombre d’autres localités, essentiellement vaudoises, mais aussi fribourgeoises (Prez-vers-Noréaz, comme cité plus haut) et genevoises. La cathédrale de St Pierre, par exemple, passa de la gamme de mi majeur à celle de do majeur avec une basse en quarte grâce au magnifique bourdon Clémence, tandis qu’au temple voisin de la Madeleine, les 3 cloches ne furent corrigées pour former un accord majeur en fa#3 qu’en 1949 (travaux dirigés par le St Gallois Ernst Schiess). Si ces 2 gammes n’ont rien en commun, le mariage des 2 sonneries – malgré les harmoniques peu communes des cloches historiques – donne un résultat de plus charmants. Parmi les sonneries vaudoises où les travaux revêtirent une dimension emblématique, arrêtons nous quelques instants sur les exemples de Moudon et de Payerne.

moudon faceJusqu’en 1893, le clocher du temple St Etienne de Moudon égrenait les notes lab2 ré3 fa3 solb3 lab3. Les demi-tons étant considérés à cette époque comme une hérésie, la cloche 3 fut abaissée, alors que la 5e fut rehaussée. Nous avons donc aujourd’hui une sonnerie en lab2 ré3 mi3 sol3 sib3. Si l’accord formé par les 4 plus petites cloches permet de tinter tous les quarts d’heure les premières mesures de l’Amour est Enfant de Bohème de Bizet, on peut s’étonner du triton formé par les cloches 1 et 2 (lab2 et ré3), sachant que cet intervalle était à l’époque encore davantage prohibé que les demi-tons. Sans doute que les 4’700kg du 2e plus lourd bourdon du canton de Vaud ont dissuadé Thybaud de l’extraire du clocher pour le monter d’un demi-ton et obtenir ainsi un motif westminster classique.

^ ^ L’actuelle sonnerie du temple St Etienne de Moudon
v v Reconstitution de l’ancienne sonnerie

Payerne abbatiale absidePlus tortueux est le cas de Payerne. Avant 1895, les clochers de l’abbatiale et de l’église paroissiale donnaient les notes si2 ré3 mib3 sib3. Thybaud conseilla pour commencer de monter le sib3 à l’octave du bourdon. Le mib3, lui, prit le chemin du temple de Mézières (VD) où il sonne encore. Le clocher de l’église paroissiale de Payerne héberge aujourd’hui une cloche en fa#3, coulée en 1510, et se trouvant jadis à… Aubonne. Les 2 clochers historiques chantent maintenant un accord de si mineur (si2 ré3 fa#3 si3).

^ ^ L’actuelle sonnerie de l’abbatiale et de l’église paroissiale de Payerne

L’harmonisation des sonneries par Auguste Thybaud a modifié le paysage campanaire romand de manière irrémédiable. Si décriés puissent-ils être aujourd’hui par certains historiens, ces travaux sont témoins d’une époque. Ils représentent surtout un tournant important : le passage de la cloche en tant que simple outil sonore individuel, à celui d’instrument de musique intégré dans un ensemble harmonieux classique.

*La technique d’accordage des cloches*
Elle se pratique généralement en atelier, pour des raisons évidentes de commodité. La cloche est placée sur un tour et entre en rotation. Pour abaisser sa note – opération la plus facile – on fraise l’intérieur, dans le but d’augmenter son diamètre. C’est ainsi que procèdent aujourd’hui encore les fondeurs pour ajuster la note d’une cloche, précision d’autant plus requise lorsqu’il s’agit d’un carillon. Evidemment que de nos jours, l’électronique a remplacé les bons vieux diapasons. Monter la note d’une cloche est beaucoup plus délicat. Il s’agit de la raccourcir, autrement dit rendre son biseau moins accentué. Les clichés ci-dessous de 2 cloches du temple de la Madeleine à Genève (correction par Ernst Schiess en 1949) illustrent les 2 procédés. A gauche, la plus petite 3 des cloches, dont l’intérieur a été fraisé pour abaisser sa note. A droite, la grande cloche, raccourcie pour la remonter d’un demi-ton.
Genève Madeleine cloche 3 Genève Madeleine cloche 1

Sources:
« La musique dans le canton de Vaud au XIXe siècle », de Jacques Burdet, éditions Payot, 1971
« L’harmonisation des cloches lausannoises » par Fabienne Hoffmann.
http://www.swissisland.ch/Pages/Cloches/Juriens.html
http://www.mepayerne.ch/index.php?option=com_content&task=category&sectionid=4&id=36&Itemid=27
https://www.helveticarchives.ch/detail.aspx?ID=201509

Remerciements à Antoine Cordoba, carillonneur à Taninges, pour les sonneries reconstituées et ses précieux conseils musicaux. Remerciements également à Matthias Walter, campanologue et président de la GCCS; Nicolas Dériaz, organiste à l’église St Germain et gardien à la cathédrale de Genève; John Brechbühl, passionné genevois de cloches

Une réflexion au sujet de « L’harmonisation des sonneries au XIXe siècle »

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