Cloches – Moudon (CH-VD) église réformée Saint-Etienne

Une sonnerie imposante et riche d’histoire

-Cloche 1, note la bémol 2 +3/16, diamètre 196 cm, poids environ 4’500 kg, coulée en 1838 par François Humbert de Morteau.
-Cloche 2, « Joyeuse », note ré bémol 3 +14/16, diamètre 146 cm, poids environ 2’100 kg, coulée en 1441 par Jean Perrodet et Pierre Quarta de Genève
-Cloche 3, note mi bémol 3 +15/16, diamètre 131 cm, poids environ 1’600 kg, coulée en 1654 par Jean Richenet de Vevey.
-Cloche 4, note fa 3 +11/16, diamètre 112 cm, poids environ 850 kg, coulée en 1763 par Simon Gillot de Breuvannes-en-Bassigny et Gaspard Deonna de Genève.
-Cloche 5, note la bémol 3 +15/16, diamètre 94 cm, poids environ 530 kg, coulée en 1731 par Jean Maritz de Berthoud.
(la3 = 435Hz)

NB : la manière de noter la ligne nominale peut surprendre. Il a été choisi de reprendre la notation historique de 1893 et d’y ajouter les altérations de rigueur.


Quand on aime, on ne compte pas !

Il est des sonneries inédites sur la toile que les amateurs de cloches exhibent fièrement tel le scoop du siècle… et puis il y a les classiques du patrimoine campanaire qu’on se plait à ressortir de temps à autre. Un peu à l’image de ces indémodables du cinéma qu’on aime redécouvrir en famille, il y a ces sonneries qui à chaque nouvelle écoute, semblent dévoiler un peu plus de leur charme, de leur mystère. Les cinq cloches de l’église Saint-Etienne de Moudon ont déjà fait l’objet de publications sur ce site à partir de 2009. Elles  figurent aussi sur les pages et canaux Youtube d’autres passionnés.  Mais ce qui manquait à ce jour, c’était une présentation plus complète de ce remarquable ensemble campanaire de la Broye vaudoise. Remarquable d’abord par sa taille : avec cinq cloches en la bémol 2, il s’agit de la deuxième plus grosse sonnerie du canton de Vaud après celle de la cathédrale de Lausanne. Remarquable également par son âge : nous avons ici une cloche du XIXe siècle, deux du XVIIIe, une du XVIIe et même une du XVe siècle.

Le bourdon à gauche, la cloche 2 de 1441 à droite

Outre le plaisir sans cesse renouvelé d’écouter et de contempler ces dames de bronze à la volée, nous allons prendre le temps aujourd’hui de parcourir leurs inscriptions, traduire leurs locutions latines, admirer leur iconographie. Les décors de la cloche gothique sont particulièrement remarquables ! Ces quelques lignes vont aussi être  l’occasion de se souvenir qu’avant de jouer l’air de Carmen de Bizet tous les quarts d’heure, les cloches de Moudon n’étaient pas aussi harmonieuses. Et puis vous en apprendrez plus sur les hommes qui ont façonné ces cloches : l’un d’eux est devenu fondeur alors qu’il n’avait que 13 ans ; un autre – en plus de couler des cloches – est devenu célèbre avec ses canons ; un troisième a vu ses ancêtres travailler à la fonte du bourdon le plus célèbre du monde !


Une église paroissiale monumentale

« L’église Saint-Etienne se situe à mi-chemin entre une simple église paroissiale et une cathédrale. Elle reprend de ce dernier type la générosité de l’espace intérieur et le voûtement complet renforcé par des arcs-boutants ». Rien qu’en lisant ces quelques mots , on saisit toute l’admiration que Monique Fontannaz porte à cet édifice emblématique de cette ville qu’elle chérit tant. L’historienne locale consacre d’ailleurs plus de 40 pages à l’église Saint-Etienne dans « La ville de Moudon ». Ce n’est dès lors pas étonnant que ce remarquable ouvrage, paru dans la collection « Les monuments d’art et d’histoire de la Suisse » se retrouve être l’une des sources principales de la modeste présentation que voici.

Une première église dédiée à Saint-Etienne est mentionnée vers 1134. La construction de l’édifice actuel semble avoir débuté sous Pierre II de Savoie vers 1281, en même temps que le seigneur des lieux entreprend de fortifier la ville-basse. Le chevet de cette nouvelle église et les nouveaux remparts n’en font d’ailleurs qu’un. Autre preuve que le destin des fortifications et de l’église Saint-Etienne de Moudon sont étroitement liés : le clocher. Ce clocher à l’apparence si frustre à côté de cet élégant sanctuaire gothique rayonnant est à l’origine une tour d’enceinte. Commencée en 1416, la tour voit ses plans modifiés, puisqu’on décide en 1431 d’en faire un clocher fortifié, en remplacement du petit clocher sur l’avant-chœur de l’église. Ce double rôle permettra à la tour de rester debout au XIXe siècle alors que le reste de l’enceinte de la ville sera rasé.

Moudon connaît une période faste entre 1478 et 1536, autrement dit entre la fin des Guerres de Bourgogne et la conquête bernoise. D’importants enrichissements sont alors apportés à l’architecture et au mobilier de l’église Saint-Etienne : rehaussement de la nef, réalisation de superbes peintures sous les voûtes, confection de nouvelles stalles. Ces même stalles qui survivront miraculeusement à la Réforme de 1536. Si le passage au culte protestant entraîne la démolition de 18 autels secondaires, on ne peut pas dire que cette nouvelle période va entraver le développement de l’église. De nouveaux contreforts et arc-boutants sont construits en 1582, l’élégante chaire en molasse est confectionnée en 1695 sur le modèle de celle de la cathédrale de Lausanne. Et puis c’est sous la Période bernoise qu’est édifiée la tribune, c’est surtout en 1764 qu’est construit le magnifique orgue Potier, toujours existant.

Avec le XIXe siècle débute l’ère des restaurations. Parmi les plus importantes : en 1838-1839, Henri Perregaux fait enduire toutes les surfaces intérieures de gris (cet enduit sera supprimé en 1969-1973). L’architecte lausannois va aussi démolir certaines chapelles et donner un aspect « néogothique tardif » aux piliers. Cet important chantier coïncide avec l’installation du bourdon dans le clocher. L’archéologue cantonal Albert Naef restaure la façade orientale en 1896-1897. Et puis il y a cette restauration discrète mais ô combien vitale menée de 1949 à 1969 : sans l’installation dans les combles de renforts de béton pour pallier sa statique défaillante, l’église Saint-Etienne de Moudon ne serait peut-être plus debout aujourd’hui.


La valse des fondeurs

Si anciennes que puissent être les cinq cloches de l’église Saint-Etienne , on trouve plus vieux – beaucoup plus vieux, même – dans les archives de la ville. De nombreux fondeurs, la plupart itinérants sont cités, ils réalisent ou refondent parfois plusieurs cloches pour les différentes tours de la ville : Eglise Saint-Etienne, que nous abrègerons dans ce paragraphe « SE », église Notre-Dame (ND) école (EC) ou encore Maison Rochefort (MR). SE a sans doute possédé quatre cloches dès l’élévation du clocher fortifié en 1441. Ce nombre semble être monté à cinq en 1642. Il est intéressant de noter que certaines de ces cloches ont voyagé : en 1838, François Humbert refond deux cloches pour SE. La plus petite est refusée par les autorités communales car non satisfaisante. A sa place, on récupèrera une cloche coulée en 1654 par Jean Richenet pour ND. Le tableau ci-dessous vous indique la liste des différentes coulées de cloches recensées à Moudon et classées par date.

Année Fondeurs Lieux d’origine Détails (destination, nombre de cloches, cl. neuve ou refonte)
1423-24 Guillaume Chauforner? Orbe Pas d’informations
1428-29 Jacques de Rolle + Georges Thybaud Genève ND + ? : 2 cl.
1441 Jean Perrodet + Pierre Quarta Genève SE :  2 cl, la plus grande est tjrs existante
1504-05 Jean Bareaz Genève Remplacement d’une petite cloche fêlée
1511 Fondeur non mentionné (Nicolas Watterin ?) Fribourg SE : Refonte d’une grande cl.
1533-34 Amédée (ou Antoine) Guyodi Bernex GE SE : Refonte d’une petite cl. + EC : nouvelle cl.
1588 Claude Billiaux Fribourg EC : Refonte d’une cl.
1603 Pierre Guillet Romont/Payerne SE : Refonte d’une petite cl. dite « Trecaudon »
1642 Martin Emery + Nicod Besson & Simon Michelin Genève + Lorraine SE : Refonte de la grande cl. + coulée d’une cl. moyenne
1654-56 Jean Richenet Vevey ND + EC : Refonte de 2 cl, tjrs existantes. La cl. de ND est aujourd’hui à SE.
1730 Jean Maritz Berthoud SE + MR : 2 nouvelles cl. (tjrs existantes)
1765 Simon Gillot + Gaspard Deonna Breuvannes (F) + Genève SE : Refonte d’une petite cl. (tjrs existante)
1838 François Humbert Morteau (F) SE : Refonte du bourdon (existant) et de la petite cl. (refusée)

1893, les cloches changent de voix

En 1893, on constate que les cloches sont mal fixées à leurs jougs et que deux des battants frappent de manière défectueuse. En plus de ces réparations à effectuer, un groupe de citoyens  suggère de faire venir Auguste Thybaud et le questionner sur la faisabilité d’un accordage. Car effectivement les cloches de l’église Saint-Etienne sonnent faux ! Le célèbre « accordeur de cloches  » vaudois, dont le plus gros contrat sera l’harmonisation des sonneries lausannoises en 1898, répond qu’accorder la sonnerie de Moudon n’est pas chose trop ardue : premièrement les cloches sont déjà dépendues, ce qui va réduire les frais… et puis ici, nul besoin de procéder à des échanges entre clochers de la région (procédé auquel Thybaud a souvent recours) ou encore de couler des cloches neuves. Il suffit de buriner les cloches existantes pour obtenir un motif classique de type Westminster.

Auguste Thybaud vilipende la sonnerie de Moudon deux ans avant de procéder à son accordage

Un problème se pose toutefois : il n’est guère possible de modifier la note d’une cloche de plus d’un demi-ton… et encore faut-il que la cloche en question soit suffisamment épaisse pour qu’on puisse la fraiser sans trop la fragiliser ! Dans l’idéal, il aurait fallu monter la note du bourdon et de la cloche 5 et abaisser les notes des trois autres cloches. Seulement voilà : avec ses 4 tonnes et demie, la grande cloche est jugée trop compliquée à convoyer jusqu’aux Ateliers mécaniques de Vevey où Thybaud procède à ses travaux d’accordage. Tout va donc se jouer avec les cloches 2 et 4 qui vont être abaissées d’un demi-ton et la cloche 3 – heureusement en profil très lourd – qui va être abaissée d’un ton entier ! Un comité recueille les fonds indispensables, soit 800 francs de l’époque.

Les cloches nos. 3 (au fond) 4 (au premier plan) et 5 (en haut)

L’hebdomadaire « Le conteur vaudois » relate fin 1893 : Le vendredi 22 décembre, par un bel après-midi d’arrière-automne, on procéda à l’essai de la sonnerie harmonisée par un « concerto » qui comprenait d’abord le Ranz des vaches, carillonné par Cinq citoyens dévoués, puis des sonneries à deux et quatre cloches et, en finale, la mise en branle de toutes les cloches. Feu M. Blanchet, organiste de l’Eglise Saint-François, à Lausanne, juge-expert, estima l’opération très réussie.

Toutefois, avec une oreille un tantinet affûtée, on remarque que le travail d’accordage de Thybaud n’est que partiellement réussi. En démarrant les cloches de manière échelonnée de la plus petite à la plus grande, on commence par se dire que l’accord en ré bémol majeur est plutôt réussi. Mais quand arrive le bourdon, la dissonance est flagrante. La grande cloche est effectivement trop basse de près d’un demi-ton. Il se  forme ainsi un triton (l’accord du diable) avec la cloche no2. Il n’en reste pas moins que l’ensemble est à la fois attachant et imposant. La sonnerie de Moudon mérite vraiment le détour !

Notes avant 1893 Notes aujourd’hui
Cloche 1 inchangé la bémol 2
Cloche 2 ré 3 ré bémol 3 (haut)
Cloche 3 fa 3 (haut) mi bémol 3 (haut)
Cloche 4 fa# 3 fa 3 (haut)
Cloche 5 inchangé La bémol 3 (haut)

Une ritournelle emblématique

Si le clocher de l’église Saint-Etienne de Moudon est célèbre, c’est avant tout pour sa fameuse ritournelle. Tous les quarts d’heure, les cloches jouent un extrait de « L’amour est un oiseau rebelle » tiré de l’opéra « Carmen » de Georges Bizet. Cet air, les Moudonnois ont l’impression de connaître depuis toujours… pourtant, il n’a pas pu retentir avant 1893 car les cloches n’étaient pas accordées. Il a ensuite fallu remplacer le vieux mécanisme horloger que Pierre Ducommun de la Chaux-de-Fonds avait réalisé en 1730. C’est donc seulement depuis 1911, suite à l’installation d’une horloge flambant neuve de chez Léon Crot à Granges-Marnand, que les habitants et les visiteurs de la vieille ville Moudon peuvent fredonner cet air célèbre, accompagné de leurs cloches.

Les cloches de Moudon ont été motorisées par la maison Baer de Sumiswald en 1947. Le choix s’est porté sur cette entreprise après la visite d’une délégation de la commune dans le clocher de Châtillens tout juste électrifié par la même entreprise. L’horloge mécanique actuelle de l’église Saint-Etienne est également signée Baer, elle porte la date de 1955. Sa dernière révision en 2012 avait nécessité l’arrêt des aiguilles et des ritournelles pendant plusieurs semaines, provoquant un sentiment de manque chez certains Moudonnois, comme le relatait le « 24 heures » du 22 octobre de cette année. « Ce carillon est un bruit de fond qui est propre à Moudon » relatait Carlos, un Lausannois établi depuis longtemps dans la Broye.


Ce que nous racontent les cloches

Mise à part « Joyeuse » la cloche 2 coulée en 1441, les autres cloches sont postérieures à la Réforme de 1536 et ne portent pas de nom. On n’y trouve pas non plus d’effigies saintes. Il est intéressant de constater l’évolution des inscriptions des cloches réformées. Sous l’Ancien Régime (cloches 3, 4 et 5) : peu voire pas de références liturgiques, omniprésence des notables de l’époque et des armoiries communales, à tel point qu’on croirait être en présence de cloches laïques. Le bourdon du XIXe siècle, lui, met en retrait les autorités civiles et permet à Dieu de retrouver sa place.

Cloche 1 (bourdon) – Cette grande cloche est accrochée à six anses décorées de visages féminins. Le col porte des décors floraux et une frise de festons néoclassiques. La cloche a subi une rotation de 90°, ce qui fait que les inscriptions sur la faussure, à l’origine dans le sens de la volée, font aujourd’hui face au beffroi. On peut lire d’un côté : FAITE PAR FCOIS HUMBERT DE MORTEAU 1838. LA VILLE DE MOUDON EST LE LIEU DE MA NAISSANCE. A SON SERVICE JE SUIS DEVOUEE. QUE DIEU LA PROTEGE. Cette inscription est surmontée des armoiries de Moudon entourées de festons dans le style néoclassique. De l’autre côté, on peut lire : 20 JUIN 1838. VENEZ APPROCHEZ-VOUS DE DIEU ET IL S’APPROCHERA DE VOUS. PSAUME XCI, 1. — JAQUES [sic] IV, 8. Cette inscription est surmontée de l’Oeil de la Providence entourée de décors floraux dont la finesse est hélas entachée par un défaut de coulée.

Comme l’indique son texte, le bourdon de Moudon a été coulé sur site par François Humbert de Morteau. Le fondeur reprit le bronze d’une ancienne cloche qui s’était brisée. La coulée s’effectua entre l’église et l’ancienne caserne, sous la surveillance du municipal Busigny dont le nom fut gravé sur le premier battant de la cloche. Dans son étude détaillée de la sonnerie de l’église Saint-Etienne de Moudon, le docteur Meylan parle d’une cloche avec « un son de fer un peu désagréable ». En fait, c’est surtout le mauvais accordage de l’ensemble qui donne cette impression d’un timbre « métallique ». Vous trouverez plus bas – dans la partie bonus – une vidéo des cinq cloches en solo. Vous constaterez que bourdon de Moudon n’est certes pas aussi parfait que son homologue de la cathédrale de Lausanne, mais que c’est une grande cloche tout à fait acceptable.

Un article paru dans « L’Eveil » du 2 juin 1933 nous offre un retour sur différents procès verbaux relatifs au restaurations successives de l’église. On peut lire « En 1837 (…) la refonte de 2 cloches est ordonnée à un sieur Humbert de Morteau qui va donner du fil à retordre à la Municipalité d’alors ». Plus loin encore : « Le sieur Humbert, fondeur de cloches, a donné pas mal de tintouin au Noble Conseil de 1840 ». Un accord pour une refonte n’ayant pas pu être trouvé, il a été choisi de rapatrier une ancienne cloche de l’église Notre-Dame de Moudon (édifice aujourd’hui disparu) dans le clocher de l’église Saint-Etienne.

Cloche 2 – Cette vénérable cloche de 1441 est accrochée à six anses ornées de cordons tressés. Tout comme le bourdon, elle a été tournée de 90° par rapport à sa position initiale. Les inscriptions tiennent en deux lignes sur le col de la cloche. Sur la première ligne, le docteur Meylan a pu déchiffrer AVE MARIA GRATIA PLENA D[OMI]N[V]S TECVM BENED[IC]TA TVA IN MVLIERIBVS IHS AN[N]O D[OMI]NI MCCCXLI [OR]APRO NOBIS B [EA] TE PROTHOM[ARTY]R STEPH[AN]E. C’est à dire : Je vous salue Marie, pleine de grâce ; le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes [et] Jésus [le fruit de vos entrailles est béni]. C’est ce que l’on appelle la Salutation Angélique, que les catholiques pratiquants sont censés réciter chaque jour. Ce sont aussi, les paroles qu’Elisabeth adressa à la Vierge Marie, sa cousine, au jour de la Visitation, complétées par celles de l’ange Gabriel quand il vint annoncer à Marie qu’elle serait la mère de Jésus. (Luc I. 28, 42). Puis viennent la date 1441 et une invocation à Saint Etienne, premier martyr du christianisme et saint patron de l’Eglise de Moudon : Bienheureux Saint-Etienne, premier martyr priez pour nous.

La seconde ligne est écrite partiellement en vieux français, chose assez rare pour l’époque : PER MON CLEIR SON IOIOUSA MAPELLEON M P QUARTA ET M IO PERRODET CA[M]PAN[ARUM] GEBN XPS VI[N]ClT XPS REGNAT XPS. Ce qui signifie : A cause de la clarté de mon son, on m’appelle Joyeuse… suit la signature des fondeurs, et enfin Christ vainc, Christ règne… La place a probablement fait défaut pour compléter cette dernière phrase rencontrée sur plusieurs autres cloches contemporaines.

Fabienne Hoffmann souligne la très belle facture de cette cloche médiévale. L’historienne de l’art vaudoise et spécialiste des cloches mentionne des médaillons particulièrement soignés : un Christ de Pitié nimbé, un coq rappelant le reniement de Pierre et une Vierge à l’Enfant. Des croix de monstrance séparent ces motifs iconographiques du texte.

Cloche 3 – Accrochée à six anses ornées de visages grimaçants de type grotesque, c’est la cloche la plus « bavarde » pour ce qui est des inscriptions. Sur le col, on peut lire : GARDEZ-VOVS, VEILLEZ ET PRIEZ CAR VOVS NE SAVEZ LE JOUR NI L’HEURE. ST. MARC 13, V. 33. Sur le vase, d’un côté : SPECTABLE DANIEL BVRNAT PASTEVR – PIERRE TACHERON DIACRE NOBLE – PHILIPPE DE STAVAYE SEIGNEVR DE BVSSY ET MEXIERE ET CHASTELAIN – LES HONORABLES BALTHAZARD BVRNAND BANDERET – GASPARD NICATY SECRETAIRE – PHILIPPE TROLLTET, SAMVEL BIZE, JEAN DECRISTAZ, JD. DECREVEL, MICHEL NICOD, PIERRE BIZE, DANIEL DEMIERRE, ALBERT DV TOICT, TOVS CONSEILLERS. 10. F. OFFICIER. Sur le vase, de l’autre côté NOBLE HVMBERT DE MOVLIN CONSEILLER ET GOVVERNEUR – GABRIEL DVTOIT PETI GOVVERNEUR – JEHAN RICHENET DE VEVAY MA FONDVE. La cloche est ornée de plusieurs frises florales et de grappes de raisin particulièrement en relief. Comme très souvent chez Richenet, on trouve également des moulages d’authentiques feuilles d’arbre (ici sauge et noisetier).

Cette cloche a été coulée à l’origine pour l’église Notre-Dame située dans la partie haute de la ville. Cette église sera démolie en 1718. De nos jours, c’est la cloche qui sonne quotidiennement à midi. Le docteur Meylan, toujours lui, parle d’un cloche qui « était très épaisse, ce qui lui donnait un son de « cassoton » assez désagréable, qui s’est amélioré par l’harmonisation ». Comme on peut le voir sur les vidéo du plénum et des solos, c’est la cloche à laquelle Thybaud a fait subir le burinage le plus important en 1893.

Cloche 4 – Cette cloche a été tournée d’un huitième de tour par rapport à sa position initiale. L’essentiel de ses inscriptions (les noms des notables de l’époque souvent abrégés) figurent en quatre lignes sur le col : ABR. DAN TACHERON . CHATEL . BANNERET . CONSEILLER  NOB . PROV. ET VERT FRED . DE CERJAT SEIGR DE DENEZY – LIEUT. BALL. AB. DAN . FROSSARD SEIGR DE SAUGY  JN LOUIS PANCHAUD  JAQ. DAV. BURNAND  PH.SAM.ANTH. JOSSEVEL MAISONNR  PH. GAVIN GOUVERNR  MAX DE CERIAT SEIGR DE SYENS  DAN ABRAM BURNAND  GEN RODOLPHE JOLY  JAQ.FS DAN BURNAND  DUTOIT HOSPITAILLER  SIG TROLLIET  SIGIS DUTOIT  J. ABR.VERT ABR ANT DUTOIT  FR.JOS. DUTOIT  SAM . NIC CRAUSAZ – SAM NICOD SECRETRE SRS DIXENIERS JN. FR. VORUZ – COMMANDE 1763. Sous ces quatre lignes, une modeste frise florale. Un seul ornement figure sur le vase: les armoiries de Moudon. Sur la faussure, on trouve la signature des fondeurs en ces termes : S. GILLOT FONDEUR DE BREUANE G. DEONNA DE GENEUE FDER.

Cette cloche se faisait jadis le plus entendre, puisqu’elle sonnait le réveil, la mi-journée ainsi que le couvre-feu.

Cloche 5  – Ici aussi, la plus grande partie des inscriptions sont placées sur le col de la cloche, sur cinq lignes. Et une fois de plus, on découvre pléthore de notables de l’époque. La cloche étant petite, il a fallu abréger les prénoms et les fonctions, rendant la lecture parfois difficile : J . A . BURNAN – SPECT JEAN BAPT CLAVEL PAST ET DOYEN N ET GENT SIGIS DE CERJALT GENTIL SG DE BRESSONNAZ LIEUT . BALLIV. ET CHAST N & VERT J .J . FROSSARD BANDERET N & VERT J L. CROUSA S. JAYET . D. BURNAND. P DUPERRON . JAQ TROLLIET MAISO D. NICATY . S . ABRAM BURNAND HOSP. ABR. TACHERON GOUV. S. FABRY . L D CRAUSAZ SECRET PH DENIS TACHERON CONSEILLER HON JAQ D . JAQUIER ABR. JOSSEVEL S . PERRET . PH . NICOD . PH. BERTHOLD . OL. BRYOIS DIXAINIER S . NICOD OFFICIER DE VILLE. Une nouvelle fois, les armoiries de Moudon apparaissent sur le vase, et c’est peut-être ici qu’elles sont le plus joliment stylisées. Sur la faussure, enfin : FAIT PAR MOY JEAN MARIZ DE BERTHOU FONDEUR FAIT EN 1731. Cette signature est accompagné d’une petite effigie de cloche.

Il est intéressant de noter que le clocher de la Maison Rochefort (aujourd’hui Musée du Vieux-Moudon) héberge lui aussi une cloche coulée en 1731 par Jean Maritz. De dimensions plus modestes (diamètre 77cm, poids environ 260 kg, note do#4) cette cloche difficile d’accès n’est utilisée aujourd’hui qu’au tintement, la pose de grillages anti-pigeons ayant rendu son balancement impossible.


Qui sont les fondeurs des cloches de Moudon ?

Derrière chaque cloche se cache un, voire plusieurs plusieurs fondeurs. Certains de ces artisans ont connu un destin hors norme qui mérite d’être conté.

Cloche 1 : François III Humbert (1814-1892) – La famille Humbert originaire de Savagnier (NE) a engendré trois fondeurs de cloches : François I au sujet duquel il n’existe que peu de données. Son fils François II s’établit vers 1775 à Morteau où il s’associe à Claude-Joseph Cupillard, un important fondeur franc-comtois. François II se marie (ou se remarie) vers 1811 et se convertit au catholicisme. Ses sœurs, bonnes calvinistes, ne lui pardonnent pas cette abjuration et rompent tout contact avec lui. François II meurt en 1827 et c’est son fils François III âgé d’à peine 13 ans, qui reprend la direction de l’atelier sous la surveillance de sa mère. Le jeune homme devient vite un maître-fondeur reconnu. S’il coule des cloches principalement pour l’arc jurassien, de part et d’autre de la frontière franco-suisse, il s’autorise aussi des séjours dans le canton de Vaud. Malchanceux, François III voit par deux fois son atelier partir en fumée, en 1860 et en 1872. Ce dernier incendie sonnera d’ailleurs le glas des activités d’un fondeur devenu vieux et sans descendant mâle. Avec ses 4’500 kg, le bourdon de Moudon est la plus importante réalisation de la dynastie Humbert.

Comme nous l’indique cette annonce dans la presse locale de 1838, François Humbert a profité de son séjour à Moudon pour rentabiliser son atelier provisoire. On trouve effectivement des cloches Humbert datées de 1838 dans les temples de L’Abbaye, Bettens et Mont-la-Ville, ainsi qu’à l’école de Villars-Bramard.

Cloche 2 : Jean Perrodet et Pierre Quarta (var. Cartaul) – Etablis dans le quartier genevois de Saint-Gervais, ces deux fondeurs comptent parmi les premiers représentants d’une intense activité campanaire à Genève qui s’est poursuivie avec diverses lignées plus ou moins importantes jusqu’au XIXe siècle. En 1447, Perrodet et Quarta signent ensemble les deux plus grandes cloches de la cathédrale de Sion : un do#3 d’un diamètre de 149 cm (c’est leur plus grande cloche existante) et un fa 3 de 125 cm. Toujours en Valais, on trouve à Savièse une cloche coulée en 1455 par Jean Perrodet seul. Et c’est seul aussi que Perrodet a coulé une petite cloche d’horloge (note si3, diamètre 79 cm, poids 310 kg) réinstallée dans le clocher du temple de Nyon en 2016. Cette cloche, longtemps déposée au Musée historique de Nyon car fêlée, a été réparée par la fonderie Eijsbouts (NL). Tout comme la cloche 2 de l’église Saint-Etienne de Moudon, la cloche de Nyon est ornée de motifs iconographiques soignés tels que la Vierge à l’Enfant et le Christ de pitié.

Cloche de Jean Perrodet au temple de Nyon (photo de droite par Fabienne Hoffmann)

Rappelons que Perrodet et Quarta ont coulé en 1441 deux cloches pour Moudon. Seule la plus grande nous est parvenue.

Cloche 3 : Jean Richenet – Après Genève que nous venons de citer, c’est Vevey qui a connu la plus longue activité campanaire en Suisse romande. Membre d’une famille de fondeurs mentionnés dans cette ville depuis 1626, Jean Richenet a coulé un nombre important de cloches, principalement à Vevey mais aussi à Payerne. Certaines ont hélas disparu, comme la petite cloche (note ré4, diamètre 71 cm, année 1652) de l’église du Prieuré de Pully ravagée par un incendie criminel en 2001. Déposée, l’ancienne cloche du collège de Payerne datée de 1646 a été coulée dans l’Abbatiale, reconvertie un temps en fonderie de cloches.

Signature de Jean Richenet sur la cloche déposée du collège de Payerne

Parmi les cloches vaudoises de Jean Richenet toujours existantes, on peut mentionner – outre la cloche 3 de l’église Saint-Etienne de Moudon – la cloche (désaffectée) de l’ancien collège de la Grenette de Moudon et les cloches des temples de Ballens , Combremont-le Petit, Corcelles-près-Payerne, L’Isle, Mont-la-Ville, Moudon, Ropraz et Saint-Saphorin Lavaux.

Cloche 4 : Simon Gillot (1708-1782) – Les meilleurs fondeurs viennent du Bassigny, répètent souvent les amateurs de cloches. Et ils n’ont pas tort : nombre de saintiers lorrains ont acquis une réputation d’excellence. Parmi les nombreuses familles originaires du Bassigny actives dans la fonte de cloches, il y a les Gillot. Une référence de taille : la coulée en 1681 du bourdon « Emmanuel » de Notre-Dame de Paris, sans doute la cloche la plus célèbre du monde, par un consortium de fondeurs : le Parisien Florentin II Le Guay (le seul fondeur dont nom est généralement cité) mais aussi trois Lorrains : François Moreau, Nicolas Chapelle… et Jean Gillot. Emmanuel sort malheureusement du creuset avec une note trop basse. Le grand bourdon actuel de la cathédrale parisienne est réalisé 1686, sans Gillot décédé entretemps.

Le bourdon Emmanuel de Notre-Dame de Paris

Cloche 4 : Gaspard Deonna (1746-1797) – Nous l’avons vu plus haut, de nombreux fondeurs de cloches se sont établis à Genève au fil des siècles. Parmi eux : les Deonna. Cette famille originaire des Pays-Bas se fixe à Lyon vers 1650. Etienne Deonna est reçu à Genève en 1676. Actifs d’abord dans la teinturerie et la soierie, les Deonna se lancent ensuite dans l’horlogerie et la fonderie. Henri Deonna (1711-1774) apprend à couler des cloches auprès de Pierre-Antoine Collavin, oncle de sa femme. Gaspard reprend les activités de fondeur de son père à Genève, puis il entreprend de sillonner le monde. Il deviendra directeur des fonderies royales de Cadix et de Saint-Domingue.

Gaspard Deonna n’avait que 17 ans quand la cloche no 4 de Moudon a été coulée. On peut supposer que le jeune homme a effectué ou parachevé son apprentissage du métier de fondeur auprès de Simon Gillot.  A noter aussi que si la cloche no4 est signée « G. Deonna », les archives de Moudon mentionnent que la marché a été passé avec son père, Henri Deonna. Sans doute le paternel a-t-il ratifié le contrat en lieu et place du fils, mineur à ce moment.

Cloche 5 : Jean Maritz – Certains fondeurs de cloches confectionnaient aussi des pièces d’artillerie. Jean I Maritz (1680-1743) était de ceux-là. Ce natif de Bertoud (BE) a certes coulé des cloches… mais il est surtout passé à la postérité pour avoir mis au point deux machines pour forer les canons avec une grande précision. Maritz est alors appelé en France au poste de Commissaire des Fontes à Strasbourg. Ses techniques révolutionneront la fabrique des canons dans la France du XVIIIe siècle. Jean II Maritz (1711-1790) fils de Jean I, fait lui aussi l’essentiel de sa carrière en France dans la fabrication de canons tout en coulant également quelques cloches.

Canon de Jean II Maritz coulé à Strasbourg en 1745 (crédit photo PHGCOM Wikipédia)

Avant de devenir directeur de la fonderie de Strasbourg, avant d’établir de nouvelles fonderies à Paris, Douai et Perpignan, Jean II Maritz est nommé commissaire des fontes d’artillerie à Lyon, dans le quartier de Vaise. Il s’établit à Limonest comme seigneur de la Barollière. Afin de s’attirer les faveurs des villageois, il offre en 1751 une cloche à l’église de Limonest. Maritz louera sa forge lyonnaise à Antoine Frèrejean qui y construira en 1783 son célèbre Pyroscaphe, le premier bateau à vapeur capable de remonter la Saône. A signaler que Frèrejean et ses descendants seront aussi actifs dans la coulée – à la fois – de canons et de cloches. Ils seront épaulés dans leurs activités campanaires par un certain… Antoine Paccard, créateur de la célèbre fonderie de cloches établie aujourd’hui à Sévrier.


Les bonus : solos des 5 cloches, analyse musicale

octave inf prime tierce min quinte octave sup
Lab2 -2 +10 +7 0 +3
Réb3 +12 +12 +17 +13 +14
Mib3 +47 +7 +20 +24 +15
Fa3 +19 +20 +15 +26 +11
Lab3 +15 +1 +15 +11 +15

La3 = 435Hz, dérivation en 1/16 de demi-ton


Quasimodo remercie
La commune de Moudon – Linda Perret, Edvin Bontonjic.
Antoine Cordoba, carillonneur à l’abbaye de Saint-Maurice, pour certaines photos et son aide indispensable à la réalisation de la vidéo.
Dominique Fatton, responsable technique du clocher de Buttes, pour certaines photos et pour les démarches administratives.
Matthias Walter, expert campanologue, pour sa relecture et son soutien.
Monique Fontannaz, historienne, pour sa relecture, sa bienveillance et la riche documentation fournie.

Sources
« Nos vieilles cloches : Moudon » extrait de « Le conteur vaudois » cahiers 16 et 17 (1928)
« La sonnerie de Moudon » extrait de  « Le conteur vaudois » cahiers 43 et 44 (1921)
« Les cloches de l’Eglise Saint-Etienne de Moudon » par le docteur René Meylan, extrait du « Bulletin du Vieux Moudon » de juillet 1921.
« De l’importance du patrimoine campanaire : étude de trois motifs iconographiques ornant
les cloches médiévales » par Fabienne Hoffmann, extrait de « Art + architecture en Suisse » no 58 (2007)
« Les monuments d’art et d’histoire du canton de Vaud, VI, La ville de Moudon », édité par la Société d’histoire de l’art en Suisse, Berne (2006).
« L’église Saint-Étienne de Moudon » par Gaëtan Cassina et Monique Fontannaz, paru dans la collection « Guides des monuments suisses » (1998)
« Nyon, réhabilitation de deux cloches historiques au temple » communiqué de presse du 17 mars 2016
« Les fondeurs de nos cloches » par Alfred Chapuis et Léon Montandon, extrait de « Musée neuchâtelois » (1915)
« La fonte du bronze : cloches, canons, etc. » tiré de « Genava : revue d’histoire de l’art et d’archéologie » (1940)
Relevé des cloches vaudoises par Matthias Walter.
https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/025499/2005-08-23/
http://fondationbretzheritier.ch/sonores/
https://www.pullypatrimoine.ch/cloches-de-pully
https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/025499/2005-08-23/
https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Maritz
http://www.limonest-patrimoine.net/fr/index.php?page=lp_clo_fr

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