Cloches 1 et 3 de Montbrelloz, près d’Estavayer-le-Lac, coulées par Treboux en 1870
Si Aarau est aujourd’hui la seule ville de Suisse à disposer encore d’une fonderie de cloches en activité (Ruetschi), il faut savoir que cet artisanat a fleuri aux 4 coins de notre pays durant des siècles. En Romandie, c’est Genève et sa région qui semblent avoir recensé la plus riche activité. De Perrodet et Quarta au 15e siècle jusqu’à Bulliod au 19e, en passant par Fribor, Claude, Collavin, Deonna, et autres Pitton, la cité de Calvin et ses alentours ont vu se succéder des générations de saintiers, que le développement des voies de communication a peu à peu permis de se sédentariser. Avec ses presque 300 ans d’activité campanaire, Vevey peut sans rougir briguer la médaille d’argent de ce palmarès d’airain.
Jean Richenet
La création de la fonderie de Vevey date de 1626. A sa tête, Jean Richenet, dont on peut savourer aujourd’hui encore de très belles cloches à Moudon (1654) et à St Saphorin-Lavaux (1661) entre autres. Evidemment qu’en ces temps reculés, les fondeurs voyagent mieux sur les chemins creux que leurs créations de bronze lourdes de plusieurs centaines de kilos, voire de plusieurs tonnes. C’est ainsi qu’on retrouve un temps la trace de Jean Richenet à Payerne. Une petite cloche, aujourd’hui déposée dans l’abbatiale, datée de 1646, porte la signature : IAN RICHENET DE PAYERNE MA FONDUE (photo à gauche).
Signature Dreffet & Paris sur la grande cloche de Charmey (1788)
Pierre Dreffet et Marc Treboux
C’est durant le 4e quart du 18e siècle que la fonte de cloches à Vevey devient une véritable industrie. Plus précisément avec l’arrivée de Pierre Dreffet (1752-1835), originaire de Coppet, ancien collaborateur du fribourgeois Jean-Georges Paris. Alors que son cousin germain, Jean-Daniel, établi à Genève, ne vit ses fils reprendre que très provisoirement ses activités, la fonderie veveysanne va perdurer durant 4 générations. Associé dès 1811 à son neveu Marc Treboux (1784-1846), originaire de St Cergue, Pierre coule des dizaines de cloches pour les cantons de Vaud, Valais et Fribourg principalement. Il n’existe par contre que peu de cloches signées de Marc uniquement. Le bourdon d’Autigny, une belle cloche en sib2, est ornée du cartouche « MARC TREBOUX, FONDEUR à VEVEY, 1835 » (photo à gauche).
Ornementation typique d’une cloche Dreffet & Treboux (déposée devant l’église St Pierre-aux-Liens, Bulle). Remarquez les têtes d’angelots en bas-reliefs
Samuel Treboux
En 1835, la fonderie, jusque là sise à Vevey est agrandie et transférée à Corsier. Elle est reprise dès 1837 par Samuel (1814-1888), qui commence par reprendre les motifs de son père. Il signe alors simplement « Treboux fils ». Mais dès 1840, il estampille ses cloches de son nouveau cartouche et semble développer ses propres profils. Un exemple des plus parlants se trouve dans le clocher de Cerniat, près de Charmey, dont les 2 plus grandes cloches furent coulées en 1838 et en 1840. Alors que la première fournit des partiels (harmoniques) dignes d’une cloche moderne, la seconde, ornée du nouveau cartouche de Samuel, est nettement moins précise sur le plan musical. En outre, contrairement à son aînée, elle montre des défauts de coulée. Mais très vite, Samuel Treboux se perfectionne et dote le paysage campanaire de superbes réalisations. La plus importante – en taille et en poids – est le magnifique bourdon en sib2 de Sâles, près de Bulle. Remarquez les 2 versions différentes du cartouche de Samuel : en haut à gauche sur le bourdon de Sâles, en bas à droite sur la petite cloche de Seytroux, en Haute-Savoie.
Analyse sonore des 2 grandes cloches de Charmey, toutes 2 coulées par Samuel Treboux (la3 = 435Hz, déviation en 1/16 de 1/2 ton)
|
Hum |
Prime |
Tierce |
Quinte |
Nominal |
Cloche 1 (1840) |
do#2 -4 |
do#3 -10 |
mi3 -7 |
sol#3 +3 |
do#4 -7 |
Cloche 2 (1838) |
mi2 +0 |
mi3 -1 |
sol3 +0 |
si3 +0 |
mi4 -1 |
Signature Treboux au bas du bourdon de Promasens
Gustave Treboux
Samuel Treboux s’associe dans les années 1860 à Gustave (1842-1898), fils de son cousin germain. La fonderie retourne à Vevey, Rue du Plan. Disparait des cloches le cartouche finement ouvragé sur la robe, les cloches portent simplement la mention « TREBOUX FONDEUR à VEVEY » au-dessus de la pince. La période étant propice aux églises néogothiques, les motifs néoclassiques se voient remplacés par des ornementations plus en phase avec leur temps (photo: bourdon de Promasens par Antoine Cordoba). Les plus grosses cloches jamais coulées à Vevey sortent alors des fourneaux Treboux, principalement à destination du canton de Fribourg : le do3 d’Albeuve, 2050kg, le si2 de Villarvolard, environ 2’700kg, le la2 de Promasens, 3’600kg, et le lab2 de Prez-vers-Noréaz d’un poids de 4’500kg. Ce dernier bourdon fêlera hélas en 1924 déjà. Les techniques d’antan ne permettant d’envisager aucune réparation, la cloche – dépeinte comme magnifique par les chroniqueurs de l’époque – prit la direction d’Aarau pour y être refaite par Ruetschi.
Les 2 plus grandes cloches de l’église de Seytroux (Haute-Savoie). A droite, le do#3 coulé par Jean-Alexandre Perret à Vevey en 1898. Ci-dessous, le cartouche Perret, fortement inspiré de celui de Samuel Tréboux.
Jean-Alexandre Perret
Gustave Treboux disparait 10 ans seulement après son oncle. La fonderie est alors reprise par Jean-Alexandre Perret (1851-1925), natif d’Yverdon-les-Bains. Si l’homme peut se targuer d’une solide formation de métallurgiste (apprentissage aux Ateliers de constructions mécaniques de Vevey, tour de compagnon en France, directeur de l’atelier de fonderie de la Société d’électrochimie du Day, près de Vallorbe), il ne possède pas de réelle connaissance du métier de fondeur de cloches. Dans une des parutions de la Revue Historique Vaudoise en 1961, Emile Henchoz, musicien et enseignant relate :
Au mois d’août, on pouvait déjà voir exposées dans la cour de la Fonderie Perret, à Lausanne, les deux nouvelles cloches destinées à l’église de Château-d’Oex. La maison Perret n’était pas specialisée dans la fonte des cloches d’église. Cette inexpérience en la matière causa bien des déboires (…) Au premier essai de sonnerie de ce nouveau carillon, dont on attendait beaucoup, il fallut déchanter. La plus grande des nouvelles cloches n’avait aucune résonance et donnait des coups sourds et faux, comme si elle était fêlée (…) La fonderie Perret n’assuma pas la responsabilité d’une nouvelle expérience, elle confia la refonte de la cloche à la fonderie d’Estavayer (ndlr: Charles Arnoux).
Perret ne conserve la fonderie veveysanne que 2 ans. La suite de ses activités de fondeur de cloches se poursuivent à Lausanne, successivement dans les quartiers de Villamont et de Béthusy. Au décès de Jean-Alexandre, son fils Paul abandonne la fonte des cloches et transfère l’entreprise sur le nouveau site de Sébeillon, où elle demeure ouverte jusqu’en 1981, date se sa reprise par la fonderie de Moudon.
Les ruines de la fonderie Perret à Lausanne, dans le quartier de Sébeillon, en 1983, photo partagée par Josiane Blaser-Noverraz
Des cloches veveysannes partout, sauf… à Vevey
Des cloches de Richenet, Dreffet, Treboux et Perret résonnent aujourd’hui aux 4 coins de la Suisse romande, en France, et même en Afrique du Sud pour la plus lointaine. Mais étonnamment, aucune ne donne de la voix dans les clochers de leur ville natale. Alors que l’église du Sacré-Coeur choisit Paccard et Odobey pour sa gracieuse flèche néogothique en 1906 (autrement dit, peu de temps après cessation des activités de fonderie de cloches dans la ville), le temple St Martin se vit gratifier de cloches argoviennes (photo) en 1887 déjà. J’ai enquêté sur les raisons de ce choix en consultant les archives municipales, et ce que j’y ai trouvé m’a laissé songeur. Plusieurs notes de 1886 font état de correspondances avec Gustave Treboux pour la refonte de la petite cloche, et le tournage d’un quart de tour de la 2e cloche, dépeinte comme très usée. On y parle même – en décembre 1886 – de l’acceptation par la municipalité du devis de la fonderie:
- 1171.20 pour une nouvelle petite cloche, en remplacement d’une ancienne cloche fêle
- + 380 pour le tournage et la nouvelle suspension de la 2e cloche, dépeinte comme usée
- = 1551.20
- – 1213.40 pour la reprise du bronze de l’ancienne petite cloche
- = 337.80 à la charge de la commune.
Or, dans un rapport du 13 mai 1887, on peut lire que « la seconde cloche » a fêlé à son tour lors de la sonnerie du 7 avril. S’agit-il de la cloche dont Treboux a assuré le tournage ? Toujours est-il qu’il n’est plus question de la fonderie locale, mais de Ruetschi (photo). Le fait que la réparation assurée par Treboux n’ait pas tenu un an, associé aux prix cassés du concurrent argovien (3.20 par kilo de bronze pour Treboux contre seulement 2.70 pour Ruetschi) ont-ils eu raison du concept de proximité ? Quoi qu’il en soit, les 3 anciennes cloches – y compris la nouvelle petite cloche fondue un an plus tôt – furent refaites à Aarau sur un accord de sib mineur (sib2 pour le bourdon réb3 fa3 sib3). Au nez et à la barbe du fondeur local, qui doit grommeler aujourd’hui encore dans sa tombe que nul n’est prophète en son pays.
Sources
- « La musique dans le canton de Vaud au 19e siècle », de Jacques Burdet, éd. Payot, 1971
- « Voix et souvenirs », par Alfred Cérésole, éd. Payot, 1901
- « Les cloches de Dreffet et Tréboux », article de F. Muller paru dans le quotidien 24 heures du 15 janvier 1976
- « Les cloches du Pays-d’Enhaut », par Emile Henchoz, extrait de la Revue Historique Vaudoise vol. 69 (1961)
- « Le patrimoine campanaire fribourgeois », éd. Pro Fribourg, 2012
- Dictionnaire historique de la Suisse
- Archives communales de Vevey
- http://www.notrehistoire.ch/
- http://www.swissisland.ch/